Acheter des e-books en bibliothèque académique est assez différent de l’expérience qu’aura un individu chez Kobo ou Amazon. Voici donc un petit tour dans le monde merveilleux des éditeurs de livres numériques académiques, dont les modèles d’achat et les licences sont parfois surprenants, voire choquants.
Ceci n’est pas un livre
Une évidence tout d’abord : un livre numérique est différent d’un livre imprimé. Contrairement à ce dernier, il pourrait être consulté par de multiples personnes en même temps. On devrait pouvoir en ouvrir plusieurs pages au même moment sur plusieurs écrans. On pourrait en faire des copies sans limite… sans celles posées par l’éditeur : licences et DRM (digital rights management). Que sont-elles ?
Le choix de la licence : si de nombreux éditeurs académiques ne placent pas de limite sur le nombre d’utilisateurs en parallèle d’un e-book, une limitation artificielle est appliquée par certains fournisseurs. Combien d’utilisateurs en parallèle seront autorisés pour ce titre ? Un, trois, un nombre illimité ? A vous de choisir, et le prix suivra. Il existe aussi des licences « non-linéaires », qui autorisent un nombre d’accès limités dans l’année (généralement 200 à 300) ; ces accès peuvent être utilisés en parallèle ou étalés sur l’année, comme des jetons d’utilisation. Leur disponibilité revient à son maximum après chaque année.
Les verrous numériques (DRM) rendent un PDF impossible à copier, et empêchent même sa lecture après un délai fixé d’une à quatre semaines. Ces verrous n’existent généralement pas chez les fournisseurs appliquant une licence illimitée, mais ils sont indispensables pour restreindre artificiellement l’accès aux titres applicant d’autres licences, en rendant automatiquement les fichiers téléchargés inutilisables après 7, 14, ou 28 jours.
Notons au passage même l’hypocrisie de certains fournisseurs qui s’enorgueillissent de proposer des titres « sans DRM » en oubliant de signaler qu’on ne peut pas télécharger de PDF du titre complet et qu’ils doivent être lus en ligne. C’est risible.
Mais passons donc aux méthodes d’acquisition, qui ne sont pas uniformes.
Modèle 1: L’achat simple
Dit comme ça, ça ressemble facheusement à l’achat de n’importe quel ouvrage papier, à quelques détails près. Considérons d’abord l’achat à l’unité.
Un prix à la tête taille du client : certains fournisseurs (mais de loin par tous) feront payer des prix différents selon le nombre d’utilisateurs potentiels (étudiants et chercheurs, qu’on décrira abusivement par FTE ou Full-Time Equivalent). Ainsi, une petite institution (1200 FTE comme l’IHEID) paiera moins qu’une plus grande (20’000 FTE comme l’Université de Genève). Suivant votre taille, vous trouverez ce principe positif ou négatif, mais il a un certain sens.
Evidemment, cette question ne s’applique pas aux modèles sans consultation illimitée. Dans ce cas, c’est la licence qui va déterminer le prix: trois utilisateurs en parallèle coûteront plus cher qu’un, et moins qu’un nombre illimité. Ce modèle a donc au moins l’avantage de laisser le choix à la bibliothèque, qui peut toujours améliorer la licence si elle a été sous-évaluée. Le problème, c’est qu’il va généralement de pair avec des DRM chronodégradables, comme indiqué plus haut.
De plus, certains fournisseurs ne vendent que par paquets de titres (10, 20, 50), ce qui ralentit les acquisitions (on doit attendre d’avoir sélectionné assez de titres pour passer commande), ou qui pousse à acheter des titres dont on a moins besoin pour faire le compte. C’est très ennuyeux, et ça n’offre des rabais qu’à partir d’un certain nombre.
Pire ou mieux encore, certains éditeurs ou fournisseurs vendent seulement par collection et/ou année (par exemple « les titres de science politique publiés chez Springer en 2019 »). Quand on fait un tel achat par choix (si les deux offres sont disponibles), ça coûte moins cher que si on achetait à l’unité, mais on peut s’attendre à ce qu’une bonne partie de ces titres ne soient jamais consultés. Du coup, est-ce vraiment une économie?
Même si je n’aime pas ça, on peut considérer que oui, car acheter et activer une collection d’un coup (en uploadant une liste d’ISBN en quelques clics) coûtera toujours moins cher en temps de travail et donc en personnel que devoir gérer des sélections dans le détail. L’équilibre sera bien sûr différent dans une petite bibliothèque (dont le budget d’acquisition ne permet pas ce genre de fantaisie) que dans une grande (qui cherchera à optimiser le travail de ses employés avant tout).
Modèle 2: L’abonnement
L’abonnement s’applique généralement à de grandes collections (la collection de sciences sociales chez Cambridge, par exemple), il doit être renouvelé chaque année, et son prix augmente à chaque fois, comme pour les périodiques. Eh oui, le nombre de titres aussi, et l’éditeur en est bien conscient. Je peux imaginer des cas où un abonnement pur serait intéressant, mais je n’en suis pas fan : une fois l’abonnement interrompu, la bibliothèque ne conserve plus rien.
Un cas particulier d’abonnement à noter: les manuels (textbooks) sont souvent exclus des collections mentionnées plus haut. Certains éditeurs ne les vendent pas, car ils rapportent gros: ils pourraient être vendus ou loués en grand nombre et à des prix élevés à l’ensemble des étudiants dont c’est l’ouvrage de référence. Ils demandent donc des tarifs d’abonnement très élevés aux bibliothèques, dont le montant s’élève parfois à l’équivalent d’acheter un exemplaire souple pour chaque étudiant des cours concernés. C’est méprisable.
Vous avez suivi jusqu’ici ? On continue.
Modèle 3: Evidence-Based Acquisitions (EBA), ou l’achabonnement
J’apprécie ce modèle, qui consiste à payer un montant déterminé à l’avance pour obtenir l’accès à une grande collection dont on conservera une partie à la fin. Après une année, l’abonnement prend fin mais la bibliothèque fait sa sélection parmi les titres (généralement les plus utilisés) et « achète » définitivement l’équivalent en valeur de ce qui a été payé préalablement.
L’avantage pour la bibliothèque, c’est qu’elle sait qu’elle n’aura pas acheté des titres « pour rien », qu’elle offre temporairement un plus grand choix à ses usagers, et que les titres définitivement acquis devraient a priori continuer d’être utilisés régulièrement. L’avantage pour l’éditeur, c’est qu’il peut demander à la bibliothèque de s’engager à une plus grande dépense que ce qu’elle aurait fait autrement – et accessoirement, qu’elle paie d’avance.
Un défaut (?) de ce modèle, c’est qu’après la première année, on peut considérer que les titres à succès auront été achetés avec une licence perpétuelle. Quel est donc l’intérêt de poursuivre avec ce modèle année après année, si les statistiques « utiles » (donc de livres pas encore acquis) ne font que baisser ? La fixation du montant annuel alloué à l’EBA peut vite devenir l’objet d’intenses négociations – j’en parlerai d’ailleurs dans un prochain billet – et ce programme n’a par définition pas vocation à devenir permanent.
Modèle 4: Demand-driven acquisitions (DDA)
Le concept est ici de rendre des titres accessibles avant de les acheter. Leur achat et facturation individuelle ne s’effectuera que si quelqu’un les consulte. L’avantage, c’est qu’ici encore, on peut donner accès à une collection plus large.
Le désavantage, c’est qu’un livre qui ne connaîtra qu’une consultation de quelques pages d’un lecteur peu convaincu sera acheté et payé, alors qu’il n’en aurait probablement pas fait la demande s’il ne figurait pas déjà au catalogue. Il est également difficile d’être certain à l’avance des montants qui seront effectivement dépensés.
Nous utilisons ce modèle pour les lectures de cours que nous ne possédons pas encore. En pratique, nous constatons qu’un tiers environ de ces ouvrages sont consultés (et donc achetés) chaque année. Vous avez bien compris: deux tiers des lectures recommandées ne sont consultées par aucun·e étudiant·e (rhôôô).
Je vous rassure, dans de nombreux cas, c’est tout simplement parce que le chapitre recommandé a déjà été scanné ou mis en ligne par l’assistant·e du cours sur la plateforme Moodle ou équivalent, ce qui dispense bien sûr d’aller consulter le livre numérique. Mais ce sont toujours des économies: sans cela, on aurait commandé par défaut l’ensemble de ces titres.
Modèle 5: La location
Dans ce modèle, l’éditeur ouvre l’accès à une collection, et la bibliothèque paie un montant déterminé à chaque consultation d’un document. Ça ne paraît pas stupide, mais c’est une arnaque: ce montant s’élève souvent à un tiers du prix du document, et le prix dépensé pour les documents à succès sans même les posséder au final peut devenir délirant.
Notons tout de même que certains appliquent un modèle « access-to-own » dans lequel ces prêts s’accumulent jusqu’à 105% du prix d’achat normal, après quoi le titre est considéré comme acheté. C’est déjà plus raisonnable. Nous n’avons toutefois jamais appliqué ces modèles disponibles sur Ebook Central.
Et en lecture publique ?
Mes connaissances ne sont pas à jour, et les choses peuvent avoir changé. Les modèles que je connaissais correspondaient plutôt à l’achat à la pièce, mais avec des licences encore plus restrictives que celles des bibliothèques académiques.
Certains éditeurs ne proposaient à ma connaissance QUE des licences pour utilisateur unique, ce qui est particulièrement problématique pour les nouveautés à succès : comment justifier une attente de plusieurs mois pour pouvoir lire le dernier Joël Dicker ? A l’inverse, comment justifier d’acheter une dizaine de licences dont 9 deviendront inutiles après une année ? Au moins, ces licences n’étaient pas limitées dans le temps.
Comment ? Eh oui, un autre modèle, tout aussi nuisible, était également populaire : celui de licences limitées par un nombre total de prêts et une durée (par exemple: maximum 30 prêts, maximum 2 ans), après quoi il faut racheter le livre. Autant le critère du nombre de prêts peut être justifié (les dépenses suivront l’usage réel du document, même si c’est une restriction artificielle), autant celui de la durée de licence est scandaleux.
Lors d’une discussion avec Stéphane Dumas (à l’époque responsable du développement numérique à la Bibliothèque départementale de l’Ardèche et vice-président de l’ABF) lors d’une visite organisée par l’AGBD avec le Salon du Livre de Genève à la Bibliothèque de la Cité, il avait estimé que ce n’était pas un problème puisque c’était une forme de désherbage automatique du catalogue numérique rendant plus visible les titres intéressants. Je ne partage pas son avis: si un livre papier était consulté 10 fois en 2 ans, on ne le désherberait pas. Devoir le racheter est donc une perte sèche pour la bibliothèque.
Mais d’autres aspects sont importants
Chaque éditeur, chaque plateforme a ses propres règles et modèles. Je n’ai cité que les plus répandus. Certaines plateformes, comme Ebook Central, Ebsco, ou De Gruyter, vendent les livres d’autres éditeurs. Elsevier traite certaines collections comme des périodiques, interdisant d’acheter les volumes qui nous intéressent et imposant un système d’abonnement et d’achat backlist – un cas particulièrement aberrant qui fait (dés)honneur à leur triste réputation.
Le prêt (ou accès) numérique en bibliothèque ne couvre pas que les livres : les journaux académiques, bien sûr, les périodiques non-scientifiques (Pressreader), films (Kanopy) et pourquoi pas jeux vidéo (pas encore à ma connaissance) pourraient parfaitement être concernés et avoir des modèles très différents. La plupart adoptent plutôt le modèle de l’abonnement, mais je ne les pratique pas personnellement et ne m’exprimerai donc pas plus à leur sujet.
En revanche, le sujet des DRM mériterait plus de place: le sujet de l’imitation artificielle de rareté physique contre la nature de l’abondance numérique est bien plus large que celui des e-books, même si je l’évoque à demi-mot. J’en parlerai certainement dans un autre billet.
Enfin, puisque je parle de futurs billets, je peux déjà vous annoncer que le prochain concernera le prix des livres numériques. C’est même la raison principale de l’écriture de celui-ci. Malheureusement, (SPOILER), son contenu vous décevra puisqu’il n’apportera pas de réponse, même vague, à cette question.
Ce billet est trop long, mais vous avez l’habitude maintenant. De plus, il n’a été écrit qu’en complément d’un autre billet qui me tenait plus à coeur, et qui paraîtra très bientôt.
L’acquisition d’e-books fait partie de l’activité d’une bibliothécaire numérique. Ça tombe bien, j’ai évoqué d’autres aspect du métier dans un billet précédent.
Les DRM sont si ennuyeux que j’avais dû expliquer comment télécharger un livre Ebook Central dans un billet paru sur le blog de la bibliothèque de l’IHEID.
Pas de féminin neutre dans ce billet, parce qu’il parle de choses plutôt que de gens. Ce n’était donc pas très pertinent.
Illustration CC0 public domain, via pxhere.
1 thought on “Des modèles licencieux : le livre numérique dans les bibliothèques universitaires”