J’ai été interrogé il y a quelques mois déjà pour un article sur les shadow libraries paru dans La Liberté. Vu la faible longueur de celui-ci et son aspect grand public, certains éléments que j’aurais aimé faire passer n’ont pas pu être présentés, et je suis un peu resté sur ma faim.
Heureusement, je dispose de ce blog, et après avoir digéré quelques échéances prioritaires (un travail de certificat et un déménagement, entre autres), je me suis dit que j’allais donner quelques détails complémentaires. J’aimerais pouvoir prétendre être bref, mais ce serait mentir (pourtant j’ai essayé).
Les bibliothécaires académiques n’apprendront probablement rien, mais j’ai l’espoir que le sujet puisse intéresser les autres.
The hero we deserve
Si vous me suivez sur Twitter, vous avez déjà pu constater que je râle régulièrement sur les méchants éditeurs qui nous étranglent. J’aimerais ne pas être aussi caricatural, mais malheureusement, c’est difficile. Un peu comme quand on veut parler de HSBC sans tomber dans le sensationnel. Quand le sujet est aussi tordu, le rendre plus lisse ne serait pas de l’objectivité, mais un mensonge. Bref. Revenons à l’article.
Savez-vous ce qu’est une shadow library ? Ce nom un brin romanesque (bibliothèque des ombres) désigne en fait des collections en ligne de livres et d’articles scientifiques téléchargés sur les sites des principaux éditeurs du domaine. Oui, scientifiques. On y trouve peu de romans et beaucoup de choses très ennuyeuses.
La première question, qui était relativement bien traitée dans l’article, est de savoir pourquoi de telles collections apparaissent. A priori, astucieuse lectrice, tu te doutes bien que ça rapporterait plus de diffuser le dernier Harry Potter que l’article N,N-Dimethylformamide Additions to the Solution for the Electrospinning of Poly(ε-caprolactone) Nanofibers. La première motivation des créatrices de ces sites est de donner accès à des publications de résultats scientifiques inaccessibles. Reste la question de savoir pourquoi ces documents sont inaccessibles légalement. Et là, il faut remonter loin dans le processus.
Que trépasse si je ne publie!
Pour faire valider son travail et garder son job, voire décrocher un Nobel, une chercheuse doit publier. Généralement dans une revue, et si possible une revue avec un fort facteur d’impact – ce nombre qui dit que telle revue est plus VIP que telle autre. Oui, en science aussi la réputation fait tout.
Le problème est que la majorité des revues, quasiment toutes celles qui pèsent lourd dans le science-game, appartiennent à l’un des quatre plus grands groupes d’édition scientifique du monde. Dans l’article, je disais que les éditeurs sont des entreprises privées, mais ce n’est pas vraiment le problème que j’essayais de relever. Le vrai problème, c’est une situation d’oligopole, voire de cartel, qui tord complètement le marché.
Comprenons-nous bien : la concurrence entre éditeurs n’existe pas. En tant que bibliothèque académique, nous devons être abonnés à certains titres, et ils ne se valent pas. Une bibliothèque de médecine *doit* donner accès à The Lancet. Chaque domaine a ses titres « stars » auxquels nous devons nous abonner. Ca permet aux éditeurs d’adopter des stratégies absolument délirantes.
Vers l’infini et au-delà !
De cette situation naît une politique de prix démentielle. Tu veux un accès numérique à tel journal incontournable ? Pour cela il faut s’abonner à ce paquet de 50 titres dont la moitié ne t’intéresse pas. Ah et chaque année, tu vas payer 5 à 9% de plus pour les mêmes ressources ou presque. Oui, les tarifs augmentent plus vite que ceux de l’assurance-maladie, et avec nettement moins de justifications.
Connaissez-vous une industrie où les entreprises font des profits nets de plus de 30% de leur chiffre d’affaire ? J’en connais deux : le trafic de drogue et les revues scientifiques. Vous me direz que le groupe RELX (Elsevier) n’affiche dans son rapport annuel que 17% de bénéfices après taxes ces dernières années. En revanche, si on ne considère que la partie « édition scientifique » (page 9), on passe bien à 36% – ce qui permet de ne pas mettre trop de pression sur les autres activités du groupe.
Ce point commun laisse penser que quelque chose ne tourne pas rond. Dans le monde économique « réel », même un extraterrestre comme Apple ne fait que 20 à 25% de bénéfices (ce qui lui permet d’avoir bon an mal an la première capitalisation boursière mondiale), alors qu’avec l’iPhone, ils captent pour certains trimestres près de 90% des profits mondiaux sur les smartphones.
C.M.O.T. Elsevier
Mais rassurez-vous, Elsevier (qui n’est pas le seul éditeur scientifique, mais le plus emblématique) assure que « le prix par article accessible n’augmente pas ». C’est évidemment un sophisme, pour plusieurs raisons :
Premièrement, le nombre d’articles accessibles n’a aucun intérêt :
- les articles plus anciens perdent progressivement de leur valeur, à mesure que de nouvelles recherches les dépassent, voire les invalident
- parmi les nouveaux articles, certains (de plus en plus nombreux) sont en open access, après le paiement de milliers de dollars par les institutions des chercheurs
Deuxièmement, les coûts supportés par Elsevier, qui sont censés justifier le prix des abonnements, ne varient pas.
- le coût de l’ajout de nouvelles ressources est le même chaque année,
- le coût d’entretien et de développement des plateformes n’augmente pas,
- une augmentation de 5% du nombre d’articles hébergé ne fait pas augmenter les coûts de stockage dans la même proportion – le coût marginal est extrêmement faible, et
- le nombre de consultations n’augmente pas en fonction du nombre d’articles.
Il y a certainement d’autres éléments à soulever qui soulignent encore plus l’absurdité de cet argument. Je vous laisse les indiquer en commentaires s’ils vous viennent à l’esprit.
Retour vers le futur
Bref, revenons au circuit de la publication scientifique. Pour résumer :
- le chercheur est donc payé par son université (argent public, au moins dans nos régions),
- son projet de recherche est financé par une agence publique (en Suisse ce sera souvent le FNS ou le Conseil Européen de la Recherche),
- l’article résultant de la recherche est offert gratuitement à une revue scientifique,
- d’autres chercheurs font gratuitement (sur leur temps de travail payé par leur université) la revue par les pairs pour la revue scientifique à laquelle l’article est soumis,
- si l’article est accepté, l’institution paie parfois quelques milliers de dollars pour que l’article soit en open access, et/ou
- la bibliothèque de l’Université doit encore payer l’abonnement d’accès à la revue dans laquelle le chercheur a publié.
L’argent public placé dans la recherche à chacune de ces étapes (salaires ou paiements) devient donc la rente de l’oligopole évoquée plus haut. On peut considérer que c’est un problème, mais à mon avis ce n’est pas LE problème : d’autres secteurs (travaux publics, par exemple) ont réussi à mettre en place des rentes aux frais de l’Etat. On commence malheureusement à s’y habituer.
En revanche, le fait que l’augmentation sans fin des tarifs force les bibliothèques à faire des coupes dans leurs abonnements ou dans leurs autres ressources rend l’accès à la science beaucoup plus difficile. C’est là qu’est le véritable problème à mes yeux. Pas dans le fait que les revues gagnent de l’argent illégitimement, mais dans le fait que les éditeurs étouffent peu à peu l’ensemble de la recherche alors qu’ils étaient censés la mettre en valeur.
Know your enemy
Du coup, les shadow libraries sont un symptôme du problème réel. Elles ne peuvent pas être vues comme des concurrentes ou des ennemies par les bibliothécaires scientifiques et les chercheuses. Au contraire, ce sont des alliées qui nous fournissent un moyen de pression face à la hausse continuelle et peu justifiée des prix des revues. Revues qui avaient été conçues comme des partenaires à l’origine.
Les shadow libraries favorisent la diffusion de la science – bien qu’illégalement. Une chercheuse normalement constituée vit de sa visibilité. Elle est donc heureuse que ses articles soient accessibles au plus grand nombre. Une bibliothécaire est là pour que ses usagers aient accès aux ressources dont ils ont besoin. Elle est donc heureuse que ceux-ci y aient accès même quand leur bibliothèque n’a plus les moyens de l’offrir.
Open (low) bar
C’est presque un post-scriptum, alors que c’est la racine du problème. Le problème de cet oligopole est connu depuis longtemps. Les universités tentent depuis plus de 10 ans de mettre en place des politiques visant à mettre les articles en accès libre. De nets progrès ont été faits, mais pas de quoi renverser le système – et il y a une raison à cela.
Malheureusement, les systèmes d’évaluation des chercheuses qui répondent aux principes de « bonne gestion » des budgets universitaires donnent une importance démesurée aux publications dans des journaux à fort impact. Tant que ce point-là n’est pas réglé, les chercheuses soucieuses de leur carrière continueront d’alimenter la bête – et on ne peut pas les blâmer.
Mais allez expliquer à une ministre ou une directrice des finances que le seul moyen pour que la recherche se libère des éditeurs serait d’abandonner ce système d’évaluation. Trouvez-en un autre qui fonctionne, qui prenne en valeur les contributions à l’avancée de la science et au bien de la société. Y’a qu’à ? Comme le nœud gordien, il faudra sans doute trancher si on veut pouvoir aller de l’avant.
Notes diverses
L’illustration de couverture est de Tiffany Whitehead, sous licence CC By-SA 2.0.
On parle habituellement d’éditeur « prédateur » pour les fausses revues qui se font payer pour publier sans véritable revue par les pairs ni légitimité scientifique. Je me suis permis d’utiliser le terme plus largement, tant le système « légitime » est lui-même problématique.
Autres lectures possibles concernant Sci-Hub:
- Who’s downloading pirated papers? EVERYONE
- Science’s pirate queen (et des corrections d’Elbakyan sur son blog, aussi intéressant à parcourir)
C.M.O.T. est une référence à Claude Maximillian Overton Transpire Dibbler, plus connu sous le nom de Cut-Me-Own-Throat Dibbler, un personnage de Terry Pratchett dans sa série Discworld.
J’ai essayé de féminiser les mots « neutres » (chercheur, bibliothécaire, ministre). Comme indiqué dans l’article #WLIC2017 publié sur Hors-Texte cet automne, je préfère ça au « masculin neutre » pour des raisons sociétales, et au langage épicène pour des raisons esthétiques.
Mes prochains billets parleront probablement de jeux de rôle en bibliothèque. Je n’en propose pas dans le cadre de mon travail, mais ça ne m’empêche pas de réfléchir à l’offre idéale.
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