Peut-on, en tant que bibliothécaire, ne pas avoir de fortes réactions à des problèmes politiques tels que les inégalités d’accès à la culture, le poids des pseudosciences dans les médias, la surveillance généralisée, ou encore le système kafkaesque de la publication scientifique ? Comment peut-on dire « This is fine » quand on est au coeur d’une catastrophe industrielle ?
Ouvrons-la !
Comme je travaille en bibliothèque académique, je vais m’arrêter au sujet de la publication scientifique, où la neutralité de façade de nombreux bibliothécaires suffit à m’énerver profondément (il vaut donc mieux ne pas aborder les autres sujets).
Comment peut-on, en tant que bibliothécaire témoin du cartel des éditeurs, trouver acceptable que le mouvement Open Access soit progressivement dévoyé par des institutions qui perpétuent la mainmise d’Elsevier et la montée d’autres acteurs abusifs en privilégiant l’Open Access « gold » au lieu de détruire leur position dominante ?
Si l’Amérique Latine a pu mettre en place un écosystème sain et durable de publication scientifique « diamond » depuis 20 ans, pourquoi continuer de s’aplatir devant des parasites (les 4 grands, notamment) comme s’ils étaient indispensables ?
Non, l’OA gold* n’est pas un modèle OA comme un autre ! Il corrompt les principes de l’OA, perpétue un système pourri, cause de nouveaux problèmes, et ne résout pas grand chose. C’est le devoir des bibliothécaires (parmi d’autres) de dire que changer le motif annoncé du paiement ne change rien au fait que c’est un système d’extorsion.
Alors disons-le ! Ne faisons pas comme si c’était normal ! Je suis fatigué de voir qu’on propose un menu à la carte à nos chercheurs en quête d’informations sans leur préciser qu’un des plats les rendra toujours plus malades !
Refermons la boîte de Pandore !
On sait depuis des années que c’est le système d’évaluation des chercheurs basé sur des métriques par définition mensongères qui cause ce cartel. Comment peut-on, en tant que bibliothécaire, parler de ce système sans affirmer qu’il est tout simplement nuisible ?
En décrivant chaque formule et en disant à nos chercheurs comment les optimiser, on ne fait que renforcer le problème. Ce n’est pas en précisant qu’un complément qualitatif est nécessaire qu’on va le résoudre. Alors soyons clairs ! Les métriques, quelles qu’elle soient, ne mesurent fondamentalement ni la qualité d’un chercheur, ni celle d’un article ou d’une revue. Elles ne sont qu’un reflet auto-entretenu de leur popularité.
Leur existence même est un facteur de corruption car elles donnent l’illusion qu’une telle évaluation « objective » est possible. Et – oui – c’est de notre faute. Ces statistiques n’auraient jamais dû sortir des bibliothèques. Elles ont été créées pour permettre des économies en ne s’abonnant qu’aux revues les plus demandées, et elles n’ont au final servi qu’à renforcer les stratégies monopolistiques de groupes assoiffés d’argent public.
Arrêtons. Maintenant. Dans le cas présent, on pourrait certes par exemple demander à nos institutions (politiques, agences, universités) une politique « diamond OA » et mettre fin nos abonnements – mais avant cela, et plus largement, nous devons au moins arrêter de faire comme si ce système était acceptable, comme si décrire le scandaleux en termes fades suffisait à le rendre tolérable.
A chaque fois que nous parlons à un chercheur, un étudiant, un collègue, ou un décideur, rappelons-le : This is NOT fine.
* Post-scriptum pour mes lecteurs non-bibliothécaires : l’Open Access consiste à rendre accessible au public, gratuitement et sous une licence ouverte, une production scientifique.
Il y a plusieurs couleurs d’OA, mais celle qui gagne le plus de traction (avec le soutien des institutions de financement de la recherche) est le « gold » : le chercheur ou son institution paie quelques milliers de dollars à un éditeur pour couvrir les frais de publication de son article ou livre (et les 30% de marge de l’éditeur, bisous) en échange de sa gratuité pour le public. Evidemment, il y a plein d’effets négatifs avec un tel modèle (éditeurs prédateurs, barrière pour ceux qui ne sont pas financés, etc.)
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